CHAPITRE VII

 

CAL

 

 

Je lève les yeux vers le type, me demandant ce qu’il veut. On n’est pas encore arrivé. Il lève la main vers moi...

En un éclair je réalise que ce n’est pas le garde mais Lou, et qu’il va tirer...

— Noooonnnnnn !

Un grésillement...

Je sens un courant d’air derrière ma nuque.

— Cal, tu n’as rien ?

Sa voix est tellement angoissée que je refais surface. Lou ! Bon sang comment est-il là ? Il se baisse et me saisis. Je secoue la tête.

— Ça va, Lou, ça va.

Et puis je l’empoigne, le serrant presque contre moi. Lou, mon vieux Lou ! Formidable Lou !...

Il y a un beau petit trou dans la paroi derrière l’endroit où je me tenais.

— J’ai eu peur de n’avoir pas dévié le jet à temps, dit-il d’une voix encore choquée.

Je n’en reviens encore pas, mais il n’y a pas de temps à perdre, je l’interroge.

— Les autres à bord ?

— J’ai désintégré la tourelle, dit-il, et assommé un  homme dans le couloir... mais j’ai frappé dur ! Je pense qu’il est mort.

 Je fais le compte. Il reste le pilote, à l’avant.

— Plus que le pilote, dis-je. Il faut le prendre vivant. On y va.

On suit le couloir pendant deux mètres. Une autre porte, en travers. Je l’entrebâille... C’est le poste avant. Le pilote se tient très droit sur son siège, les mains sur les manettes.

J’ai tout de suite repéré les fils qui aboutissent à son casque. Il est relié par radio. Je referme doucement et fais signe à Lou.

— Tu vas entrer. Coupe d’abord les fils du casque au laser et ensuite assomme le gars.

Il incline la tête, pose la main sur la poignée et la tourne brusquement, entrant à toute vitesse.

C’est fini avant que j’aie pu entrer moi-même !

Le pilote est penché en avant, inerte. Le glisseur s’est arrêté automatiquement. Je me penche sur le tableau de bord, tâtonne un peu et finis par trouver les contacts. La turbine s’éteint doucement pendant que le glisseur descend lentement jusqu’au sable.

— Lou, raconte maintenant. Comment t’es-tu réparé ? Tu avais l’air salement touché ?

Il me fait le récit de ses réparations et de sa course à travers le désert.

— Aucune nouvelle des autres ? je demande après qu’il a fini.

— Non, mon émetteur est irréparable. Je ne sais pas ce qu’ils font.

— Ils sont loin d’ici je pense, dis-je songeusement en lui racontant le coup des photos.

Finalement, je ne sais pas quoi faire. Tenter de prendre cette base, comme on le voulait, ou fuir en les laissant se débrouiller ?

Je serais partisan de partir. Au diable ces salopards  de Terriens, tellement bêtes. Seulement laisser tomber ça me chagrine. Et puis j’ai un compte à régler avec eux !

Et s’ils font sauter la Terre ? Je devrais m’en moquer mais je revois l’Amérique du Nord, le camp de Cagib, ou plutôt le petit matin, si beau, l’air transparent.

Elle est belle, la Terre. Surtout maintenant qu’elle s’est purifiée, pour ainsi dire...

D’un autre côté cette base est un fameux nid de serpents. Ils sont parfaitement capables de tout faire sauter alors qu’on est toujours là, pour nous tuer avec eux !

C’est cette pensée qui me décide. Je ne peux pas admettre ce chantage. Ces salauds ne méritent pas de vivre. Ils sont trop dangereux. Et la Terre mérite d’avoir sa chance. Sa vraie chance. Finalement elle ne l’a jamais eu, avec ces politiciens extrémistes de gauche ou de droite.

Bien sûr la population a eu sa responsabilité par sa lâcheté, se laissant exploiter sans réagir, mais cette population a disparu, aujourd’hui. La sélection naturelle, pour survivre dans un monde hostile, a fait le reste. Les hommes de cette époque ne seront plus des moutons.

Enfin je l’espère. Mais je ne veux pas me sentir responsable. Je vais leur donner une possibilité de réussir. À eux d’en profiter. C’est la dernière fois que je me préoccupe des Terriens.

Alors c’est la bagarre, c’est décidé, et je me sens mieux d’avoir pris cette initiative. Il reste à trouver comment agir ?

Lou a respecté mon silence. Il a dégagé le pilote et farfouille sur le tableau de bord, cherchant à comprendre comment se dirige ce glisseur.

— Tu as une idée ? je lui demande.

— Pour ?

— Ecraser ces salopards.

— Les idées c’est ton domaine, dit-il en souriant.

— La preuve que non puisque tu es là. C’est extraordinaire ce que tu as fait, tu sais ? Je n’aurais jamais pensé à ce truc d’utiliser la surpuissance du réseau secondaire pour te réparer. Tu n’as pas été programmé pour ça. Comment as-tu pu y penser ? Ça me dépasse. Techniquement c’est inexplicable.

— Je ne sais pas... Je pensais à toi qui m’avais donné une chance de retrouver les autres, et qui étais prisonnier. Je voulais absolument aller à ta recherche... Je ne pensais plus qu’à ça. L’idée est venue toute seule, pas de mon ordinateur.

Prodigieux ! J’ai l’impression d’assister à un événement historique. Un robot, une machine construite par l’homme, pour le servir, qui a éprouvé des sentiments... Et que le désespoir a poussé à inventer un système pour retrouver son maître... Fabuleux !

J’ai beau me dire qu’il y a une explication technique ou scientifique, forcément, que c’est peut-être dans sa banque de comportement humain, mais qu’il doit y avoir une explication... Je suis fasciné ! Un robot qui éprouve... C’est fou.

Il reprend, le visage bizarrement plissé :

— Je te suis attaché. Cal, d’une autre façon que celle que m’impose ma banque d’obéissance ; je ne comprends pas moi-même.

Je me demande si je ne rêve pas tout ça ! Je me lève brutalement et me cogne la tête à un montant du poste. Apparemment non, je ne rêve pas ! Et le choc me replonge dans nos soucis. Je réfléchirai plus tard à l’histoire de Lou.

Alors que décider ?

— Pour en revenir à notre problème, je ne vois pas tellement de solutions, je commence. Aucune en  tout cas ne me saute aux yeux. On peut essayer de contacter Giuse avec la radio de cet engin. Mais la base entendra et les dingues risquent de tout faire sauter... On peut aussi attaquer tout les deux. Mais là, ça risque d’être sérieusement tangent. Ils sont nombreux.

— Tu as visité leur base ?

— Pas visité. On m’a montré comme un animal savant dans plusieurs endroits. Mais je ne sais rien des niveaux importants... En tout cas on peut toujours aller au module, il faut que je récupère le désintégrant que j’ai enfoui dans le sable. C’est un truc trop dangereux pour le laisser là. Dans un millénaire, il fonctionnerait toujours. Tu peux diriger ce glisseur ?

— Oui, c’est simple.

— Alors démarre. Je suppose que tu peux aussi retrouver l’épave ?

Il incline la tête et relance la turbine. On part. J’enlève le casque du pilote. Il est toujours ko, mais respire bien.

Il commence à se réveiller lorsque le module est en vue, une demi-heure plus tard. Je lui ai attaché les mains et le laisse récupérer sans m’occuper de lui.

Le glisseur stoppé près de l’épave je vais tout de suite rechercher mon désintégrant. Je me sens mieux dès que je l’ai à la ceinture. Lou est en train d’examiner le module.

— Rien à en tirer, dit-il. Tout est fichu.

— Les équipements de survie du coffre de secours ?

— Un désintégrant, de l’eau, des comprimés-vivres et des pansements. Une ceinture anti-grav aussi.

C’est déjà ça mais je ne vois toujours pas quoi faire. Le crâne vide. Lou a assis le pilote à l’écart et je l’amène à l’ombre. Il fait une chaleur torride dans ce foutu désert. L’impression que l’air est solide...

— Comment t’appelles-tu ? je lui demande.

— Qu’est-ce que ça peut te faire, sale colon.

Il a repris du poil de la bête. Mais je ne me fâche pas.

— Je me crève à le dire depuis des jours, nous ne sommes pas des colons de Mars... Maintenant qu’on te tient, tu penses que je me donnerais encore la peine de nier si ce n’était pas vrai ?

Il ne répond pas, et je poursuis, prenant mon désintégrant à la ceinture.

— Regarde ça... Tu n’as jamais rien vu de pareil, hein ? C’est une arme d’une technologie avancée. Elle est basée sur le principe de la disparition des atomes, de leur transformation en énergie instantanée.

Il a une moue dédaigneuse.

— Rien ne peut lui résister, je continue sans me fâcher, cellule vivante, atomes de n’importe quelle provenance. Et elle a une autonomie presque infinie.

— Tu me fatigues avec tes boniments, dit-il. Tu me prends vraiment pour un idiot ?

C’est à ce point que je voulais l’amener. Je lève l’arme, glisse les doigts dans les trous de maintien.

— Regarde ce morceau de métal, je dis en désignant une plaque de plasto-métal, pressant les boutons de tir.

Un grésillement et la plaque a disparu en une fraction de seconde.

— Ce serait la même chose sur toi, je laisse tomber négligemment. Je peux faire disparaître ainsi tes bras, l’un après l’autre, tes jambes, tes oreilles, tout à volonté.

Il est pâle comme un mort, maintenant.

— Tu crois vraiment que les colons auraient pu inventer cette arme ? Ils étaient aussi couillons que vous ! Tiens, autre chose, nous avons aussi la possibilité d’utiliser la gravité. Regarde mon copain qui  a un harnais sous ses vêtements. Vas-y, Lou, décolle.

Il fait mine de tourner la boucle de sa ceinture et s’élève d’un mètre au-dessus du sol. Puis il se déplace d’avant en arrière, grimpe brusquement à trente mètres et redescend rapidement, se posant à côté de nous.

Cette fois le pilote est soufflé. Je le laisse reprendre ses esprits sans insister. Au bout de plusieurs minutes, il se tourne de mon côté.

— Comment... ça marche ?

— Je te l’ai dit, anti-gravité. On utilise une force éternelle, la gravité. C’est très simple.

— Simple, simple ? Dieu...

— Simple pour nous, oui. Alors tu commences à croire qu’on ne vient pas de Mars ? S’ils avaient eu des choses comme ça, tu penses que vous auriez fait long feu ?

Il secoue la tête, abasourdi.

— Alors qui... qui êtes-vous ?

— Des survivants de la Terre, nous aussi. Mais installés sur une autre planète, après avoir fui. C’est là qu’on a trouvé cette technologie formidable. Tu vois bien que si on avait eu de mauvaises idées, la Terre était fichue. Mais tes copains n’ont pas voulu me croire.

— Et qu’est-ce que tu comptes faire ?

Je réfléchis à ce que je vais répondre. Ce type n’est pas idiot... Autant frôler la vérité le plus près possible.

— Cette guerre contre Mars est absurde. Les colons sont tous morts, je l’ai dit cent fois. Mais vos dirigeants sont dingues... Je vais les faire disparaître, je ne te le cache pas. Et la Terre pourra reprendre son évolution normale.

— Avec qui ? Tu commanderas ?

— Non, pas moi. Vous me dégoûtez trop... Je  placerai un survivant à votre tête, en espérant que vous aurez assez d’intelligence pour lui obéir et ne plus détruire tout ce que vous touchez. Il s’agira de relancer l’agriculture, l’élevage, l’industrie aussi, mais pacifiquement. Nous on regagnera notre galaxie et on ne reviendra plus. Tant pis si vous faites des conneries.

— Alors vous ne voulez pas coloniser la Terre ?

— Mais bon sang ! qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse de la Terre ? On s’en fout bien ! Il y a bien d’autres planètes plus intéressantes que celle-ci, dans l’espace. Pas dans cette galaxie, mais c’est aussi bien comme ça.

— Parce que vous venez d’une autre galaxie ?

— Oui, mais je ne peux pas t’expliquer, tu ne comprendrais pas.

Si je me lance dans le récit des temps d’hibernation, de temps différent selon les galaxies, je n’ai pas fini... Et ça le dépasse tellement qu’il pourrait ne pas me croire.

— Je... je n’aurais jamais cru ça possible, murmure-t-il. Plus de guerre...

— Ouais, ça va te laisser un grand creux, hein...

— Oh ! c’est pas ça. Je n’avais pas envie de mourir dans une guerre. Mais on nous a préparés, entraînés... On ne sait rien faire d’autre.

— S’il n’y a que ça ! La technologie peut être appliquée aussi bien à la paix. Il faudra des pilotes par exemple, des tas de techniciens. Il y aura du travail pour tout le monde. Seulement faut-il encore que vos dirigeants ne fassent pas sauter la Terre avant.

Il relève la tête vivement.

— La phase rouge !

— Quelle phase rouge ?

— Avant le départ, la phase rouge a été déclenchée.

— Explique-toi, quoi !

— La phase rouge c’est le premier stade. La vérification que tout le réseau fonctionne... pour le déclenchement des explosions. Alors on fait les tests des trois réseaux possibles.

Oh non !

— Ils sont fous, complètement fous, je dis, effondré... Et ça dure combien de temps, cette phase ?

— Neuf heures.

— Et après ?

— On décide de la phase noire. Elle n’a jamais été appliquée jusqu’ici. C’est la mise en tension et l’enlèvement des sécurités. Après on peut presser le bouton à n’importe quel moment.

— Pas de sécurité à la mise à feu ? Plusieurs boutons à presser ensemble ?

— Non, tout a été groupé sur un seul.

— Et cette mise à feu est radio ou par fil ?

— Par fil... pour ne pas être brouillée. Autrement dit pour être sûr que tout va bien péter !

— Par rupture d’un courant magnétique ou par établissement d’un courant ?

— On établit un courant, je crois. Pourquoi ?

Je hausse les épaules, je n’en sais fichtre rien. Bon sang... et les autres, où sont-ils ?

— Est-ce que la mise à feu doit obligatoirement être précédée de la phase rouge ? Celle des vérifications ?

— Pour être sûr, oui. Mais en cas d’urgence, on peut tout déclencher sans vérifier, bien sûr. Il faut seulement que la mise en tension soit réalisée.

— Combien de temps pour ça ?

— Trente-sept minutes.

— Tu es sûr ?

Il a un geste vague.

— C’est ce qu’on nous a appris.

Trente-sept minutes ! Ce nombre tourne dans ma tête. Il faut réussir en trente-sept minutes ! Mais comment ? Je pense soudain à une question que j’aurais dû poser.

— Dis donc, tu étais en liaison radio ?

— En écoute, oui, pour le cas où il y aurait un message d’urgence. Mais autrement on doit garder le silence. Il fallait pas vous permettre de nous repérer.

— Et la base ne peut pas nous surveiller par... radar ?

— En temps normal, si, mais en ce moment toutes les antennes ont été dissimulées sous terre, pour la même raison.

— Pas de procédure pour le retour du glisseur ? Il a un silence gêné. Je le prends par les épaules.

— Ah ! écoute, c’est plus le temps des scrupules, tes dingues là-bas peuvent déclencher la fin du monde, alors, hein ?

— Je... devais passer sur un détecteur caché dans le sable, près de l’ascenseur.

J’ai beau chercher je ne vois aucune autre solution que d’attaquer. On ne peut pas rester là très longtemps. Ils trouveraient ça bizarre et le retour serait délicat.

— Lou, il faut attaquer !

Il hoche la tête.

— Comment ça attaquer ? demande le pilote d’une voix inquiète.

— La base. Pas d’autre solution.

— Mais vous n’avez aucune chance...

Il s’est relevé et crie.

— ... et j’ai des amis, là-bas... Vous n’avez pas le droit de les tuer ! Salauds ! salauds !

Lou l’a saisi à bras-le-corps, insensible à ses coups de pied.

— Alors donne-moi une autre solution, je gueule. Tu crois que ça m’amuse de griller des gens ? Tu te figures que je dors facilement après ça ? Petit crétin, mais je suis comme toi...

Ça le calme et Lou le lâche.

— Vous ne comprenez pas... C’est encore plus dur pour moi, je les trahis, vous comprenez ?

— Tu ne trahis personne. Pas même les dirigeants. Il y a longtemps que l’un de vous aurait dû les bousiller. Ce sont des malfaisants, ceux-là. Et pour les autres... je te promets de les épargner au maximum. Je ne ferai que me défendre. Pas possible d’en faire plus, tu comprends ?

Il finit par hocher la tête, accablé. Je le quitte pour entraîner Lou à l’écart.

— On va partir, Lou. Tu te mettras à la radio. Quand on sera sur le plateau de l’ascenseur, tu émettras pour JI. Tu donneras les coordonnées de la base en disant qu’on a trente-sept... non trente-six minutes trente secondes, pour arriver à ce sacré bouton. On va tenter de faire expliquer au pilote où il a été installé. Dès la fin du message, commence le décompte en déduisant le temps d’émission. Tu me donneras constamment le temps qui nous restera à vivre.

Il pose la main sur mon bras.

— On peut encore partir. JI peut nous faire prendre en moins de trente-sept minutes.

— Non, je fais en secouant la tête, il est trop tard pour ça. Je suis jusqu’au cou dans cette histoire.

On revient vers le pilote qui n’a pas bougé, assis dans le sable les épaules voûtées.

— Dis donc, il n’y a qu’un ascenseur d’entrée ?

— Hein ?... Oh ! non, il y en a un autre, deux kilomètres plus loin.

— Quel est le plus proche de la pièce où se trouve la mise à feu ?

— Celui qu’on a pris... Oh ! ça se vaut !

— Et cette pièce, je reprends d’une voix douce, où est-elle ?

Il me regarde sans répondre.

— Mon gars, je t’en prie... Il faut absolument qu’on sache ça. Sinon on n’a aucune chance... et la Terre non plus... et tes amis mourront à coup sûr, cette fois, en même temps que nous.

— Au dernier niveau, au trente-quatre. C’est un labo de physique. Il n’y a qu’une porte qui se ferme automatiquement si la base est attaquée. Et la porte est indestructible ! Il y a un responsable à l’intérieur, en permanence.

Pour la porte on devrait bien l’avoir... à condition d’arriver à temps au niveau 34.

— La... la porte est rouge, reprend le gars péniblement.

Je jette un œil à Lou qui incline imperceptiblement la tête. Il communiquera ces renseignements à JI.

Je me sens terriblement nerveux. Le pilote est pris d’un long tremblement.

— Tu as peur ? je lui dis doucement.

— Oui, répond-il d’une voix éteinte.

— Moi aussi... j’ai une frousse de tous les diables ! Qu’est-ce que je suis venu foutre sur Terre ?